S’il fut vivement critiqué en 1969 lors de sa sortie pour ses « pensées gaullistes », L’armée des ombres s’est pourtant imposé avec le temps comme l’un des plus grands films français des années 60 mais également comme une œuvre fondamentale sur la résistance et les réseaux clandestins de la Seconde Guerre Mondiale.
S’éloignant du film de guerre classique, Jean-Pierre Melville s’intéresse aux rapports humains et à l’organisation des réseaux, mettant volontairement de côté certains éléments historiques et politiques. Si certains écarts lui ont été reprochés, on ne peut en revanche pas critiquer la présentation minutieuse de la vie de sept combattants. Melville a affirmé avoir retranscrit un point de vue subjectif de la résistance, sujet qu’il maîtrise parfaitement et auquel il aurait participé. Cette déclaration lui permet de se libérer des contradictions historiques.
Irréprochable à de nombreux points de vue, L’armée des ombres l’est notamment sur sa narration. Basée sur l’œuvre de Joseph Kessel, constituée en partie des notes du journal de Philippe Gerbier, le long métrage conserve l’humilité qui émane du roman. Jamais les résistants ne sont présentés en héros et Melville a le talent de ne pas vanter leurs actes désagréables mais obligatoires. On ressent à travers de nombreuses scènes la nécessité de participer à ce combat, non seulement pour espérer des jours meilleurs mais aussi pour survivre.
Philippe Gerbier porte à lui seul toutes les contradictions de la résistance. S’il œuvre pour la liberté, il voue une admiration et une fidélité sans faille à son supérieur, Saint Luc, brillamment incarné par Paul Meurisse. Celui qui était l’ennemi de Ventura dans Le deuxième souffle devient son modèle et la seule chose à préserver. Ventura trouve dans L’armée des ombres l’un de ses plus beaux rôles. L’attitude discrète qu’il retrouvera dans des œuvres comme Le silencieux ou Espion, lève toi est parfaitement mise en avant par Melville, qui n’oublie aucun regard ou sourire rassurant. A l’image de Mathilde, la matriarche interprétée par Simone Signoret, Gerbier révèle une force incroyable sans jamais mettre de côté sa bienveillance.
La description de chaque personnage impressionne. Le réalisateur s’inspire de figures telles que Lucie Aubrac ou Jean Moulin et chacun occupe un rôle méticuleusement défini au sein du réseau. Associé à la mise en scène de Melville, qui filme les longs manteaux et les hauts de forme mieux que quiconque, le développement des protagonistes leur confère une dimension symbolique et la résistance devient finalement secondaire. Melville préfère s’attarder sur les états d’âme, les peurs et le courage de ces combattants aux valeurs bouleversantes.
Il montre les exécutions, l’enfermement, l’isolement et les sacrifices sans complaisance. S’ils vivent dans un pays occupé, les résistants ne se posent pas en victimes et Melville les présente au public comme les gangsters du Deuxième souffle et le tueur du Samouraï. Le cinéaste s’intéresse aux vrais marginaux, qui ne ressentent pas le besoin de se faire entendre pour trouver un sens à leur humble existence et ne tirent aucune fierté de leurs opérations. En analysant une microsociété, il rend hommage à plusieurs mouvements. Melville ne dévoile quasiment pas d’actions concrètes du groupe et se concentre sur les rapports internes, les trahisons et les sauvetages. On ne voit d’ailleurs pas les relations externes du réseau, hormis à travers la présence d’un colonel royaliste et lors d’excellentes séquences à Londres.
Jean-Pierre Melville savait utiliser et gérer les silences. Que ce soit dans une rue déserte ou une absence d’interactions précédant une attaque, le vide renforce les émotions et installe une tension permanente. Cette dernière s’efface durant les courts instants où l’on découvre les pensées de ces hommes qui ont refusé de courir. La pudeur de la réalisation et de l’interprétation font toute la beauté de L’armée des ombres, un très grand film qui mérite largement une redécouverte en salles.