Considéré comme le deuxième meilleur film américain selon l’American Film Institute derrière Citizen Kane, Le Parrain est l’un des longs métrages qui a fait couler le plus d’encre depuis sa sortie et qui continue de fasciner toutes les générations. En 1972, Francis Ford Coppola débutait sa fresque familiale et nous ouvrait les portes de la Famille Corleone, tenue d’une main de maître par Vito.
On peut reprocher de nombreuses choses à la trilogie. Les discours grandiloquents de certains personnages, la réutilisation à l’excès de certaines phrases cultes et la focalisation sur les décisions des parrains peuvent laisser certains spectateurs sur leur faim. A l’inverse de certains romans comme Un pays à l’aube et sa suite Ils vivent la nuit ou de séries comme The Wire, la trilogie du Parrain préfère parfois mettre de côté l’aspect politique de l’organisation afin de se concentrer sur la tragédie et les sacrifices familiaux que traversent Vito et Michael Corleone.
Si le troisième épisode, souvent décrié à tort, se focalise sur un Michael Corleone vieillissant et prêt à passer le pouvoir, il est très difficile de revoir les deux premiers épisodes séparément. Evidemment, Le Parrain pose les bases de l’univers. En guise d’introduction, Coppola filme pendant trente minutes un mariage durant lequel nous découvrons la nature de chacun des membres de l’organisation. Le pragmatisme de Vito et son influence politique, l’impulsivité de son premier fils Sonny (James Caan), la faiblesse de Fredo (John Cazale) et la colère renfermée de Michael, benjamin distant mais finalement bien plus proche de son père que ses deux frères ambitieux et avides de pouvoir, sont retranscrits méticuleusement à travers un regard, une parole ou une absence de réaction. Autour de ces quatre personnages centraux gravitent des membres extérieurs à la famille mais tout aussi importants à l’image de Tom Hagen, le Consigliere réfléchi incarné par l’excellent Robert Duvall.
A l’instar de tous les autres comédiens, ce dernier signe dans les deux premiers épisodes du Parrain une prestation que beaucoup d’acteurs ne parviendront pas à égaler durant leur carrière. Encore plus que Taxi Driver, Raging Bull, Scarface ou Apocalypse Now, Le Parrain démontre toute la puissance de la Méthode Strasberg de l’Actors Studio et le courant qu’installeront Coppola, Scorsese, De Palma, Spielberg et Lucas, cinq réalisateurs qui ont donné leurs lettres de noblesse au Nouvel Hollywood. Sorti en 1972, après les premiers exploits que représentaient THX 11-38 et Duel, Le Parrain s’impose comme la consécration de cinq auteurs qui ont donné de nouveaux codes au cinéma et qui n’ont cessé depuis, chacun à leur manière, de le révolutionner et d’en repousser les limites.
Les scènes contemplatives du Parrain, les introspections de Vito et Michael et leur cruauté enfouie sont bien loin de l’excentricité et la folie apparente des criminels incarnés par James Cagney (L’ennemi public n°1) et Edward G. Robinson (Le petit César). En plus de réinventer le film de gangsters en s’appuyant sur l’importance des apparences et des faux-semblants, Coppola accorde parfaitement l’histoire de cette famille à celle des Etats-Unis. Aujourd’hui encore, la déconstruction du rêve américain brillamment orchestrée par Coppola résonne dans des œuvres très réussies comme A most violent year. Le sens des affaires et la diplomatie paieraient apparemment mieux que le sang mais n’empêchent pas Vito et Michael de voir leur vie de famille s’écrouler de manière différente. C’est pour cette raison que l’on ne devrait pas dissocier les deux premiers épisodes du Parrain, complémentaires comme peu de longs métrages l’ont été. Construits de manière inversée, nous y découvrons le parcours d’un Vito affaibli dans le premier et la montée fulgurante de Michael, qui reproduira les mêmes erreurs de son père dans le second et finira confronté à des choix plus complexes. Le parcours du père et du fils sont les mêmes et c’est finalement la violence de leur époque qui les départageront. La pauvreté et l’injustice forgeront le caractère du jeune Vito, incarné par un De Niro impérial qui inventait ici sa légendaire gestuelle, tandis que la pression politique et la disparition de tout code d’honneur confronteront Michael à des dilemmes impossibles.
La mélancolie et la dureté qui émanent des séquences tournées en Sicile, de la reconstitution du Little Italy des années 20 ou d’un Marlon Brando farceur face à son petit fils nous rappellent que l’idéal de paix voulu par les Corleone n’est finalement qu’éphémère et bref. C’est ce qui fait la beauté de la trilogie et surtout des personnages interprétés par Brando et Pacino qui s’évertuent à vouloir régler leurs affaires tout en ayant conscience qu’elles finiront de façon dramatique.