Projet sur lequel William Friedkin eut une liberté totale, alors auréolé des succès de L’exorciste et French Connection, Sorcerer reprend la trame du Salaire de la peur, roman de Georges Arnaud déjà transposé à l’écran de façon magistrale par Henri-Georges Clouzot. Le long métrage s’ouvre sur les parcours respectifs de quatre hommes obligés de quitter leur pays pour des raisons distinctes avant de nous emmener au cœur de la République dominicaine pour un voyage en camion intense et mystique.
Kassem (Amidou) est un palestinien qui a commis un attentat à Jérusalem. Nilo (Francisco Rabal) est un tueur à gages mexicain qui cherche à rejoindre Managua. Scanlon (Roy Scheider) est une petite frappe new-yorkaise forcée de fuir un parrain local après avoir braqué sa paroisse. Enfin, Manzon (Bruno Cremer) est un banquier français qui échappe à la prison pour spéculation.
Dans la première partie, Friedkin fait le portrait de ces quatre hommes et expose leurs motivations. En quelques séquences, le spectateur pénètre dans les événements qui amènent leur vie à un véritable tournant. N’ayant pas encore perdu l’espoir, nous ne pouvons imaginer le désenchantement qui les animera par la suite. Le cinéaste dévoile ses enjeux à travers des ambiances radicalement différentes que ce soit par leur géographie, leur contexte mais surtout leur photographie et leur montage.
Après nous avoir immergés dans les rues Jérusalem, le milieu de la pègre new-yorkaise ou les beaux quartiers parisiens avec énergie, le réalisateur nous plonge dans la pauvreté, l’humidité et l’insécurité d’une dictature militaire.
Le point de rencontre de ces anti-héros est un village situé en Amérique centrale, une cuvette poisseuse au climat étouffant. Les gros plans sur les visages crasseux des acteurs, sur les murs recouverts d’affiches de propagande et la présentation de la vie du village s’enchaînent. La peinture de cette enfer oppresse le spectateur. La façon de filmer les conditions de travail fait écho à la volonté de Friedkin de lutter contre les intérêts de l’une des sociétés de production de l’œuvre, Gulf + Western, qu’il accuse d’exploiter les ressources de la République dominicaine.
Sorcerer prend aux tripes pour d’autres raisons dans sa deuxième partie et propose l’un des suspenses les plus réussis du septième art. Ayant accepté leur sort, les quatre hommes désabusés sont prêts à effectuer n’importe quelle mission pour quitter le village, comme celle de transporter deux camions remplis de nitroglycérine sur une distance de 350 kilomètres. Cinéaste engagé et radical, William Friedkin mit trois mois pour tourner l’une des séquences charnières où les véhicules traversent un pont secoué par le vent et la pluie.
Chaque décision a une importance capitale et le danger de mort est palpable. Le spectateur sent les acteurs à bout de nerfs et le montage ne l’épargne en rien. Le réalisateur souligne chaque mouvement brusque, chaque roue bloquée et le relâchement n’apparaît qu’à l’arrivée du générique. Aussi infortunés que dans la version de Clouzot, les protagonistes portés par des comédiens impériaux ne se battent pas pour survivre mais repoussent uniquement l’arrivée de la mort.
Prisonniers d’une nature déchaînée qui a déjà scellé leur sort, les personnages luttent contre la folie qui prend progressivement le pas sur leurs efforts et leur solidarité. La mise en scène s’adapte aux états qu’ils traversent et fait de Sorcerer un film emblématique du Nouvel Hollywood. Tout comme Michael Cimino sur La Porte du Paradis ou Francis Ford Coppola sur Apocalypse Now, William Friedkin vint à bout de son projet en risquant sa carrière mais surtout sa vie et celle de ses partenaires. Il ressort ainsi du long métrage un sentiment viscéral d’acharnement et une peur constante qui ne l’empêchent pas de s’imposer comme un chef d’œuvre formel.