Quand Joaquin Phoenix a annoncé qu’il arrêtait le cinéma pour aller concurrencer les 50 Cent et autres LL Cool J qui ont fait le chemin inverse, on n’a pas pu s’empêcher de rire notamment lorsqu’on l’a vu débarquer sur plusieurs plateaux télé, affublé d’une grosse barbe et de la coupe de cheveux d’Audrey Pulvar. Heureusement, cette transformation n’était que passagère et surtout destinée au documentaire I’m still here réalisé par son ami Casey Affleck. Le résultat ne restera pas dans les mémoires mais il nous a permis de nous rendre compte que le comédien comptait énormément dans le paysage hollywoodien et qu’un film comme The Master n’aurait probablement pas eu la même saveur sans lui.
Dans le dernier long métrage de Paul Thomas Anderson (Magnolia), Phoenix incarne Freddie Quells, un soldat qui revient tout juste de la Seconde Guerre Mondiale, traumatisé. Quells enchaîne les petits boulots et distille sa propre gnôle à l’aide de composants chimiques douteux. Lorsqu’un drame survient, l’ancien matelot s’enfuit et se réfugie sur le bateau de Lancaster Dodd, le maître d’une confrérie nommée la Cause avec qui il va nouer des liens très spéciaux.
The Master est la plus belle confrontation entre deux acteurs de l’année. Des performances, nous en aurons vues en 2013 à l’image de celles de Denzel Washington dans Flight, de Matthew McConaughey dans Mud ou d’Eric Judor dans Mohamed Dubois. Mais rien n’est égal à ce que dégagent Phoenix et Philip Seymour Hoffman (Truman Capote). Le premier se métamorphose, prend une posture courbée et rentre dans la peau d’un solitaire qui n’est pas stupide mais bousillé par la vie et qui se retrouve manipulé par un mouvement qu’il assimile à une famille. A l’inverse, Hoffman est droit, statique et inquiète par sa carrure massive. Comme ses serviteurs, nous sommes pris dans ses discours et nous ne pouvons décrocher. Les séquences où le Maître se met en scène s’enchaînent durant tout le film et l’on reste à chaque fois scotchés. Le dernier face à face entre les deux hommes nous fait froid dans le dos tant Hoffman est glaçant malgré son apparente sérénité et son calme à toute épreuve.
Les deux colosses s’aiment et se rejettent, se perdent avant de se retrouver. L’un a tout, l’autre n’a rien mais cette sensation de solitude est présente chez les deux. The Master préfère aborder en profondeur la relation entre ces deux individus plutôt que l’ascension d’une secte aux pratiques répugnantes et énigmatiques. Les examens et les tests sont bien sur fondamentaux mais la plupart du temps, ils sont exercés par Hoffman sur Phoenix et alimentent ce lien d’amour/haine. Il ne faut pas exclure Amy Adams (Fighter), terrifiante en matriarche dévouée totalement à la Cause.
Paul Thomas Anderson est un génie, ce n’est pas nouveau. The Master est à nos yeux son film le plus maîtrisé, le plus complexe. Si sa trame narrative n’est pas linéaire, nous ne sommes néanmoins jamais perdus. L’œuvre montre l’évolution logique, dure et éprouvante de son personnage principal qui devient finalement attachant malgré son étrange attitude.
Le long métrage n’a parfois pas de sens, notamment lors de certains discours d’Hoffman, mais cela ne représente en aucun cas un défaut. Durant certaines séquences, on tombe volontairement dans l’absurde et lorsqu’on rit, ce n’est jamais parce que l’œuvre est ridicule. L’incompréhension est normale et nécessaire car les adeptes de la Cause sont eux mêmes perdus dans leur processus.
Regorgeant d’images magnifiques, de scènes poignantes et d’autres qui vous laisseront perplexes, The Master est un chef d’œuvre qui secoue, interroge et ne prend jamais son spectateur pour un idiot. Porté par deux acteurs en état de grâce, ce film qui s’inspire en partie de L. Ron Hubbard, le fondateur de la scientologie, s’avère passionnant de bout en bout et s’impose comme l’une des claques à ne pas manquer de l’année.